Forum trans

Le forum I - TRANS - Transgenre et Transsexualité | Transidentité - Infos et Rencontres

Le forum trans - Transsexuelles, transsexuels, transgenres, hermas et autres humains de tous genres.


Entraide, droits civiques, droit à l' autodétermination sexuelle et rencontres

Nous sommes le 28 Mar 2024 10:59

Heures au format UTC [ Heure d’été ]




Poster un nouveau sujet Répondre au sujet  [ 1 message ] 
Auteur Message
Message non luPosté: 20 Juil 2010 09:04 
Hors ligne
Avatar de l’utilisateur

Inscription: 01 Juil 2010 12:55
Messages: 14779
Localisation: Rochefort
L’air le plus sourd s’écrase sur ta face. Alors que tu quittes l’atmosphère conditionnée de l’avion, la fraîcheur du sourire commercial de l’hôtesse tranche avec la chaleur dure du tarmac. Un vent sec obstrue les pores de ta peau alors que
seule l’ombre obscurcissant tes yeux, quand tu pénètres dans le terminal de l’aéroport, semble alléger l’épaisseur de ton corps. Affinant ton regard, tu cherches à dégager quelques lieux communs, tu reconnais à son attitude entendue l’homme qui t’emmène par la ville sur les sièges de son 4x4. Tu domines un flux piéton hétéroclite, les roues du véhicule louvoient sans ralentir entre mobylettes, zébus et nids de poules, égayant les nombreux obstacles humains de légers coups de klaxons. Quand tu poses tes pieds sur le sol de latérite enchevêtré dans un dédale de maison de terre, tu pousses une porte rouille ouvrant le seul mur constitué de blocs de béton. Dans la cour, tu t’abandonnes sur un fauteuil poussiéreux abrité par une paillotte. Deux gardiens lancinants referment l’issue donnant sur la rue, une femme t’apporte de l’eau dans un récipient métallique. Près des volets en fer préservant la fraîcheur relative des petits bâtiments, s’agrippent des lézards démesurés. Aux couleurs oranges et mauves. Immobiles. La nuit, on t’apprend à fermer la porte de ta chambre malgré la chaleur, pour ne pas laisser pénétrer les scorpions.

Tu te glisses à quatre pattes. Et je m’immisce entre les colonnes de chair. Surplombée par les cuisses se reflétant dans le miroir. Des mollets de la taille de mon corps, des culottes, des ventres, des soutiens-gorges et des tétons. Des cheveux et des sourires, des regards d’intimité adolescente. Tu te fais oublier, jouant naturellement avec une petite auto, je babille et je glousse mon enfance naissante. Des rires et des échanges de vêtements, je pénètre, nu, la féminité.

Evitant les déchets qui jonchent le sable et les sacs de plastiques qui volètent le long de tes pas, entre sourires curieux et interpellations, tu rejoins le ruban de goudron. Apercevant la blancheur incongrue de ta peau, les véhicules jaunes s’arrêtent pour négocier durement le prix de ta course. Tu soulèves tes pieds pour voir défiler, à faible allure, le sol à travers le tapis du vieux taxi. Le chauffeur t’explique la signification exotique de ses grigris, te souligne l’utilité de sa massue en bois calée contre son frein à main. Sur le bord de la route, les soldats officieux, parfois officiels, se mêlent aux passants. Armes pendantes, en bandoulière. A proximité du marché, des paysans dirigent la lenteur de leurs chameaux, des femmes trimballent d’énormes paquets de victuailles, des commerçants réfrigèrent de la glace pour emballer les poissons, des policiers suspicieux jouent de leur pouvoir, des vendeurs à la tire te proposent des montres ou des cigarettes, des jeunes envieux reluquent la blancheur de tes baskets encore neuves. Enjambant un égout à ciel ouvert, tu marches serré entre deux murs pour pénétrer, à la sortie du réduit, dans une petite cour ensoleillée. D’une table, se lèvent des regards d’enfants déguenillés, tu baisses le tien sur d’autres, plus ou moins âgés, dormant encore à terre. Tu réprimes un peu ta peur en serrant les mains de ces yeux encrassés. De ces visages sales, de ces peaux mattes et grises.

Sa mère jardine: en secret, elle te désigne l’armoire à bonbons et à chocolats. Le battant en bois découvre des rangées de confiseries fourrées, des barres aux noisettes, des marshmallows enrobés, des biscuits croustillants. Des paquets de boules sûres, des caramels, des chiques et des sucettes multicolores… Vous en bourrez vos poches, n’espérant plus être discrètes. Elle te dirige vers l’escalier pour, dans sa chambre, étaler ses vêtements. Emmitouflée dans sa couette tu mâchonnes ton butin sucré, je l’envie, coquette, à se métamorphoser sous l’effet de sa garde-robe enfantine. A la première communion, engoncés dans vos robes blanches, les adultes vous photographient main dans la main. Sous vos sourires forcés, ils échafaudent des plans de mariages, décrètent votre complicité « amoureuse ». A ton âge, tu ne sais pas trop ce que cela veut dire sauf que, comme ça, on te laisse jouer avec elle: on vous trouve plutôt « mignons ».

Tu marches avec Salomon dans une rue légèrement inclinée du centre ville. En te tenant la main, il prétend que ce quartier de terre et de cailloux disparaît lors des crues de la saison des pluies. Pour être reconstruit, inlassablement, à la saison sèche. Puis, il t’installe sous une tôle ondulée. Attablé à l’ombre du commerce de leur « maman de cabaret ». Elle conserverait certaines de leurs économies et, habitué des lieux, Saleh en sort deux baffles de musique forte et crachotante qu’il suspend au montant du petit toit. Tu paies des bières tandis qu’ils offrent les bols de tripes de chèvres. Le petit Djido, lui, préfère quelques goulées de Bili, un alcool fermenté apparemment impropre à la consommation occidentale. Avec Mahammat, ils te parlent de morts de parents, parfois de guerres ou de famines, d’exode entre les villes, de débrouilles difficiles, de ruptures et de violences familiales… Alors, la fuite, seul, souvent le long du fleuve. Où l’on reconnaît parfois un congénère. Où on pèche du poisson qui ne suffit pas, on maraude des potagers. On vit dans les taillis, on tombe parfois malade, on fini toujours par être repéré. Se faire menacer par les maraîchers exaspérés ou traquer par les policiers. Alors, on pénètre dans les rumeurs de la ville où on s’effraie des dangers de la solitude. On fini par se mettre au service et sous la protection d’un groupe d’autres enfants. Petit à petit, on se fait une place à soi.

Tu cours à la rencontre du joueur adverse. Et grâce à une énergie folle, à laquelle aucun ne peut résister, tu lui piques la balle des pieds. Comme un enragé. T’es presque infaillible, tant et si bien qu’on t’as nommé défenseur de l’équipe officielle de foot de ta classe. T’as plus qu’à dégager la balle sans même y réfléchir, contente, n’importe où vers l’avant. Tu défies n’importe qui, les plus grands et les plus costauds, avec l’assurance de celle qui se sait protégée par les trois plus grands caïds de la cours de récré. Lors d’une de leur rare absence, un rancunier t’encadre dans un coin du préau. Ton heure semble sonner, promptement un amas d’enfants s’agglutine autours du ring. L’adversaire t’empoigne pour te faire tournoyer par-dessus les dalles. Les perspectives disparaissent autours de toi, tu ne contrôles rien, tu serres seulement les fesses et les poings. C’est par un hasard incalculable que ta main renfrognée, tentant d’agripper un tourbillon désordonné, heurte miraculeusement le nez de ton agresseur. Son nez pisse le sang alors que, bouche bée, la masse des spectateurs regarde les larmes noyer ses yeux. Quand tu te relèves, les élèves impressionnés s’écartent sur ton passage. Comme une vague sourde et puissante la rumeur enfle dans la cour: « Jean-Baptiste a cassé la gueule à Rudy… ». Mimant l’assurance, tu feins d’ignorer qu’il aurait dû m’enfoncer comme une punaise.

Il t’avait demandé, malingre et dépenaillé, des stylos à billes et des cahiers. Il t’avait montré quelques lignes d’une écriture maladroite. Il y racontait son histoire, sa misère et ses difficultés. Son espoir, aussi: son désir de devenir écrivain. Geste d’une pathétique facilité, tu lui avais apporté un matériel qui, visiblement, le satisfaisait. Il s’était attablé pour continuer son travail. Silencieux, tu l’as regardé. Vous vous êtes promis de vous revoir. Il y avait ce jour et il avait ses nuits dans la forêt de Dembé, une étendue d’arbre au cœur de la ville. Passées à dormir et à guetter, habituellement, pour détecter les rafles policières. Il y avait souvent l’alcool et la colle, la présence d’un autre groupe d’enfants. Les yeux rougis, des accès de brutalité. Une chemise neuve. Déchirée. Des secondes de désespoir. Et parfois, un coup de couteau. Beaucoup trop bien placé. Tu ne sais pas où sont passés ses mots, où se sont perdues ses pages.

Emergeant du couvert des arbres, vous buttez contre le mur d’eau de la rivière. Tumultueuse, peu profonde en apparence. Un détour à la recherche d’un pont signifierait à coup sûr un supplément d’une ou deux heures de marche. Une perte de temps inacceptable, la certitude de perdre la partie. Alors, tu pousses la petite troupe aux foulards rouges et blancs à marcher dans les tourments. Au plus profond, l’eau opaque scinde les jambes au-dessus des genoux, le sol caillouteux remonte doucement vers la berge opposée. Le pari semble gagné, il ne te reste plus qu’à haranguer ta sizaine pour les inciter à la marche forcée. Sous la transpiration d’un soleil de plomb, apparaissent les bâtiments du campement. Tout y est calme, avec certitude tu ceins les lauriers de la victoire. Ton aura s’épanouit, ton autorité s’agrandit, tu termines par croire la réalité malléable et, un jour où elle te désobéit, tu n’hésites plus à frapper un de tes camarades. En s’enfuyant, il vocifère: « Hé! Jean-Baptiste, il flanque des gifles! Comme une fille! »

Des enchevêtrements de vélos, de mobylettes et de motos. Avec, parfois, quelques voitures. On peut y garder les véhicules, aux abords des marchés ou des rues commerçantes, en échanges de quelques piécettes selon la fortune ou la satisfaction du client. Les mères de familles, aussi, allongent parfois la monnaie pour contrer la lassitude de porter leurs innombrables sacs de courses. Et puis, il y a aussi les camions de marchandises à décharger. Ou même à charger de poissons sur les rives du Lac Tchad, si proche du désert qu’il y fait froid la nuit. A défaut, il y a toujours quelques biens ou vivres à chaparder en évitant les coups, violents, des commerçants. Dans les restaurants et les cafés, en échange du nettoyage et de la plonge, on reçoit un bon repas, bien complet. On peut guetter aux carrefours, le passage des voitures de riches ou de blancs et mendier la monnaie. Mais ça rapporte moins que le vol à la tire ou, plus risqué, dans les maisons vides. On propose des jeux de hasard, aux paysans naïfs débarqués de la campagne. Et si malgré tout la chance devait leur sourire, racketter ces niais au détours d’une ruelle isolée. Il y a les militaires aussi, avec qui on trafique le cannabis. Et les passeurs de cigarettes et de carburant qui possèdent les pirogues sur le fleuve, à la frontière avec le Cameroun. Sur les berges boueuses, on peut confectionner et revendre des briques de terre ou, toujours, pêcher quelques poissons. On peut aussi, si les économies le permettent acheter un mouton, le découper en brochettes et les revendre grillées à la pièce. C’est, alors, un peu jour de fête. C’est en tous cas plus facile que de fouiller les décharges de la ville ou les abords de la base militaire où stationnent les gaspilleurs soldats français. Quelques-uns s’étirent et baillent encore sur leurs nattes, tous ne sont pas levés lorsque Salomon ravive le petit foyer de charbon pour y faire chauffer l’eau. Seul le rougeoiement des braises et la lueur de la lune éclairent la pièce unique de la petite maison qu’ils se sont construite. Une concession acquise à prix d’or pour passer les nuits à l’abri de murs, privés, inaccessibles aux policiers. Où l’on peut se retrouver, rassembler l’argent et la nourriture, se soigner, se reposer. Dès avant le petit matin, touillant sagement dans la théière, le chef distribue les tâches, les missions, les ordres et les responsabilités. Les plus petits, eux, prendront le chemin de l’école: tant que ce sera possible, ils n’iront pas travailler.

Sur les marches du bâtiment préfabriqué, tu niches au milieu des copines. Anne, Karin, Isabelle et les autres ne me remarquent pas. Elles manigancent, enfiévrées, leurs tactiques amoureuses pour attirer leurs victimes dans leurs filets. Je jette un regard vers le parking à motos: les mecs s’y vantent de leurs conquêtes féminines. Tu les entends, parfois, quand tu t’aventures, entre poignées d’accélérateurs et pots d’échappements trafiqués, dans cette part lointaine de la cour de récré. Une des filles t’interpelle, me fait part d’une confidence que j’écoute, clandestine, sans m’impliquer dans la conversation. Habituellement, lorsque la porte de la chambre des filles se ferme aux garçons, lors des voyages scolaires, tu demeures parmi elles. Invisible peut-être, aucune ne semble jamais te remarquer jusqu’à ce qu‘une d‘entre-elles, soudain, te fixe des yeux. Nonchalamment allongé sur un lit, elles m’encerclent de leurs lèvres colorées, de leurs cils maquillés. Dépassé par les gloussements, elles m’habillent et me pomponnent jusqu’à ce que, enfiévrée, elles m’attirent dans les couloirs jusqu’aux professeurs et aux garçons. A ta plus grande surprise, dans le hall de l’hôtel londonien, tous m’estiment jolie: plaisanteries, flashes, clichés souvenirs. Intégrée ensuite à leur bande, même attifée en garçon, elles persistent à te bichonner efféminé. Rentrée à la maison, pourtant, tu planques mes photos au plus profond d’un tiroir.

Lorsque la lumière pénètre la pénombre, tes oreilles s’émoustillent au chant du muezzin, tu ouvres les yeux sur une noirceur toujours chaude. Quelques minutes encore et, invariable, le bruit d’un liquide giclant sur du plastique. La mère de la maison d’à côté vient remplir ses seaux au robinet d’eau courante. Sous un soleil déjà vif, engourdi, tu enduis ta baguette de confiture, tu touilles dans ton café soluble. La porte de la cour s’entrouvre, timide, pour laisser entrevoir les yeux du petit Abdulaye. Etonnement, il n’est pas torse nu. Il a enfilé une chemise à manches courtes, chausse des sandales, porte autours du cou ses grigris. Le regard pétillant, il te désigne ton appareil photos, déplie sous tes yeux une image d’un homme en costume, un mannequin de magazine. Il sourit sous toutes les poses tandis que tu presses constamment sur le bouton. Il s’encourt, ravi, rejoindre sa mère qui se débat dans la rue avec une badine, qui tente de discipliner ses enfants. Ce matin, pourtant,
après l’heure de la prière, le récipient ne résonne pas sous le choc de l’eau, des plaintes éplorées coulent plutôt des murs de la bâtisse voisine. Les petites jambes ne te rejoignent pas: hier, le père s’est tué en mobylette. Seule, paraît-il, une trace de sang demeure sur le bitume tandis que, à heures régulières, les pleureuses font leurs offices. Au seuil de l’après midi, une discussion éclate avec les gardiens, à la porte couleur rouille. Tu clos les protestations pour installer Salomon, à l’ombre, sur les sofas desséchés. Tu lui apportes un coca et tu files fouiller les restes abondants du frigo. Des cuisses et des blancs de poulet aux arachides, du riz, des bananes frites, des tomates et des concombres. Une salade de fruits frais. Un jus de mangue, glacé. Il mange, doucement, sans souffler mot. Il finit par dire: « Maintenant, c’est facile. Tout le quartier va faire des dons et apporter la nourriture. Mais après, ce sera bien plus compliqué pour elle, sans son mari. Surtout avec autant d’enfants. » Tu l’accompagnes jusqu’au goudron où tu hèles un taxi. Par la fenêtre du véhicule qui démarre en cahotant, il te jette un regard en te serrant si fort la main.

Je profite de la moindre occasion. Là où tu sauves les apparences. Un spectacle où on te demande de jouer le rôle d’une fille, un bal costumé. Si, lors d‘une cérémonie ou d‘un examen, on te demande d’enfiler une cravate où un costard, je hurle, je fais un malheur. Sinon, lorsque personne n’est là, quand la maison se vide, je fonce dans la chambre de ta sœur. Et je pille ses armoires. Bas nylon, porte-jarretelles, culottes et soutiens-gorges. Jupes, robes, chemisiers et bustiers. Boucles d’oreilles, bracelets, colliers… Et si, alors que tu me contemples, quelqu’un débarque à l’improviste, je cours dans ta chambre. Je me déshabille à toute vitesse, dissimulant ton forfait à toute allure. Le cœur au bord de l’implosion, battant à tout péter. Que se passerait-il? Si, seulement, quelqu’un découvrait mon existence? Et tu pleures dans la cour de récréation, juste après le divorce de tes parents: une crise d’une démesure incompréhensible, des larmes coulant à flots exagérés. Dans le silence d’une classe vide, face aux questions d’un professeur, j’apparais debout, enfant, sous le regard de mon père. Si seulement tu parles, dévoilant l’inceste, la famille entière disparaîtra. « Non, je ne sais pas pourquoi ces larmes », tu confirmes mon existence taboue. Et tu contemples ta mère s’effondrer, sombrer dans la souffrance et l’alcoolisme. Invitant, toujours, ton grand-père à dîner. Te demandant, encore, d’aller le chercher le dimanche. Se dégradant chaque jour davantage en tentant de préserver ses dernières illusions. Un jour, te questionnant maladroitement sur une possible homosexualité, ta négation claque, facile: « Tu te trompes. Tu me prends pour qui? » Tu montes, d’un trait, me dissimuler dans ta chambre.

Le crâne rasé et la face large. Salomon te présente le regard d’Elisée qui se baisse pour te serrer les doigts avec ses énormes paluches. Tu lui avais demandé pour pénétrer au cœur du marché, le revoilà avec son immense garde du corps. Alors que vous vous enfoncez entre les premiers étals, tu reconnais, éparses entre clients et chalands, d’autres membres de la bande. Les passants moins avenants, tenus discrètement en respect, finissent par hocher la tête. Incrédules de te voir entouré par ceux-là même qui leur dérobent, à l’occasion, quelques portions de leurs richesses. Tu renifles, alentours des têtes de moutons et des pattes de chameaux écorchées, l’odeur du sang séché. Tu observes les mouches innombrables se posant sur les présentoirs de viande rougeâtre, sur les poissons dégoulinant de glaçons éphémères. De temps à autre un de tes protecteurs s’impose, émergeant de nulle part, devant l’objectif de ton appareil photographique. De visées en déclics, tu te perds sous les toits de tissus bariolés, tu t’égares entre les tas de fruits et légumes colorés. Tu vaques devant les échoppes ensoleillées des couturiers, tu t’empoussières les yeux entre d’énormes sacs de céréales, tu effaces toute notion d’espace dans une foule rapidement devenue intemporelle. Quand tu émerges, les sens fascinés, aux abords de la place, tu te souviens enfin de la présence de ton colosse bienveillant. Les autres enfants s’égaillent sans demander leur reste, Salomon t’accueille avec un large sourire. Tu te baisses pour leur acheter des noix de cola et un énorme sac de sauterelles séchées. Subrepticement un crachat fuse. Tu te retournes vers les yeux de Salomon qui s’émeuvent. En marchant à ses côtés tu entends, réguliers, des gros mots. Quelques glaires s’écrasent à terre. Les paupières de ton guide s’humidifient, son visage se tend quand il te dit: « Tu vois, la vie d’enfant de la rue, c’est pas facile. La débrouille, le vol, la drogue, la prison, la violence… Mais le plus difficile c’est que, tout le temps, on te crache dessus et on t’insulte. Jamais personne ne reconnaît ta souffrance. »

La route, nocturne, défile sous le capot de votre véhicule. Rassurante. La circulation en contresens s’écoule, paisible. Puis, silencieuses et incompréhensibles, les lueurs rouges des voitures vous précédant s’égayent à droite sur la bande inverse, à gauche sur le talus au-delà du trottoir. Pour laisser apparaître, frontal et agressif, l’éblouissement blanc des phares d’une voiture. Là, toute proche, juste devant vous. Ton beau-frère, à la suite des autres, esquisse un brusque coup de volant, une manœuvre désespérée d’évitement. Le choc. Surhumain! Ton corps, disloqué hors de ton siège, traverse un espace de particules incandescentes. Un temps infiniment distendu, une matière déstructurée. Une seule pensée vitale, impérative: l’assouplissement total. Me détendre tel un chewing-gum pour encaisser l’écrasement contre le siège du conducteur, à peine quelques centimètres devant moi. Puis, le cœur bloqué, tenter de réamorcer la respiration pour retrouver l’égrainement des secondes. Je bondis, je ne me souviens plus comment, pour sortir de la carcasse. Pour rencontrer la silhouette d’un homme se penchant sur le corps agonisant de ma mère. Je cherche son regard qui se perd dans une nuit fouettée par les gyrophares des ambulances, je ne trouve qu’un fil de sang dégoulinant de sa bouche. Je ne peux que bégayer: « Je t’aime, je t’aime… » Assise seule, par terre dans le couloir froid d’un hôpital, ton cœur se durcit. Silencieux comme une pierre. Quand une infirmière te découvre, sans coup férir, le cadavre tuméfié allongé sur une table métallique, tu ne peux que détourner les yeux de sa blancheur verdâtre. Ramasser l’argent cruel des assurances et fuir, fuir le plus loin possible. Comme tu l’as toujours fait. Peut-être, jusqu’en Afrique.

La modernité de l’éclairage du hall d’arrivée de l’aéroport t’aveugle. Comme opportunément. Tu retrouves ton père, et sa compagne, qui te parle de ses inquiétudes et de son soulagement. Tu le comprends mal, pendant que tes sœurs amusées fouillent ta chevelure à la découverte de tes premiers cheveux blancs, au vu de son propre tempérament aventureux. Au détour d’un commerce, ces dernières osent te payer une cravate en guise de cadeau de retour. Comme d’habitude, je ferme ma gueule, habituée à votre cynisme. Le ring se déroule, encombré, sous vos pneus. En pénétrant dans les rues de la ville, tu observes les maisons bruxelloises, tu étouffes difficilement une impression trouble de façades en carton pâte, une sensation de décor de théâtre. Tandis que rires insouciants et odeur de tajine frémissant envahissent l’atmosphère de l’appartement, je tourne le dos à la scène. Je plonge mon regard à travers les carreaux où, la peau encore cuisante de la chaleur africaine, j’observe d’incroyables flocons de neige voleter dans un ciel gris d’hiver.

Les navetteurs s’écoulent des buildings pour s’enfoncer, une fois l’esplanade traversée, sous l’infrastructure de verre et de métal. Les regards ne se détournent pas, filent droit vers les quais d’embarquement, s’engouffrent dans les wagons innombrables sillonnant la station ferroviaire. Mon amour navigue entre le bruit des talons saccadé, se repère à l’horloge géante et aux panneaux horaires, pour finir par observer des piécettes étalées sur une main rose, aux contours un peu sombre. Gravitant autours d’un photomaton, le jeune africain s’y entend mal pour compter sa monnaie tandis qu’il lui insuffle une bribe de son histoire. Peut-être le flux piéton s’est-il interrompu, le vacarme des trains freinant et redémarrant s’est-il assourdi à l’instant où sa détresse a rencontré ses yeux. L’éternité d’une seconde où il lui a glissé son numéro de téléphone avant qu’elle ne se détourne pour repriser le voile de ses préoccupations, retisser le fil de ses activités. A table, tu croises les questions de Mamadia au travers des volutes chaudes et transparentes émanant d’un casserole de ragoût: il se demande encore pourquoi « maman » l’a rappelé. Pourquoi elle a trahit ses peurs pour l’extirper à la multitude des cafards envahissant sa chambrette, pourquoi elle a considéré son désespoir d’enfant grandi solitaire. Tu poses ta tête sur ses genoux, dans l’intimité de la chambre, elle t’incite à raconter mon histoire. Distraitement, tu finis bien par mentionner tes rapports avec ton « papy » mais, hormis cette anecdote, tu ne vois pas trop quoi dire: tu as grandis dans une famille unie et heureuse. Tu veux seulement qu’elle continue à te caresser les cheveux, tu ne veux surtout pas souffrir.

_________________
Marche, où crève. https://laguenon.wordpress.com/


Haut
 Profil  
 
Afficher les messages postés depuis:  Trier par  
Poster un nouveau sujet Répondre au sujet  [ 1 message ] 

Heures au format UTC [ Heure d’été ]


Qui est en ligne

Utilisateurs parcourant ce forum: Aucun utilisateur enregistré et 9 invités


Vous ne pouvez pas poster de nouveaux sujets
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets
Vous ne pouvez pas éditer vos messages
Vous ne pouvez pas supprimer vos messages

Développé par phpBB® Forum Software © phpBB Group
Traduction par phpBB-fr.com